mercredi 16 décembre 2009

LSDO - chapitre 3, verset 3

Hôtel Mataram, Surabaya. 22 h 47.

Wolf et Grapper rentraient à leur hôtel, sans prêter attention le moins du monde à l’aspect extérieur de ce dernier. Quand on visite deux ou trois hôtels différents en quelques jours, on finit par ne plus se soucier de leur allure. Tous se ressemblent, en décoration comme en confort. Et de toute manière, les agents de la PFS ont généralement d’autres soucis.

Après leur passage au département d’archéologie, le loup et le renard de la police fédérale avaient passé le reste de la journée à sillonner le campus, menant leur enquête et glanant ça et là quelques renseignements. Ils avaient fouillé l’extérieur du bâtiment où Zeller avait été tué, en quête d’indices. Ils avaient interrogé pas mal de monde et rencontré les responsables de l’université, pour vérifier si un éventuel témoin avait échappé aux investigations de la police locale. Ils avaient auditionné plusieurs collègues de la victime. Après des heures de travail et une courte pause à midi, les deux enquêteurs n’avaient pas appris grand chose de plus sur l’affaire. Le soir, ils peinèrent à trouver une table libre, la plupart des gargottes de la cité universitaire étant bondées d’étudiants s’apprêtant à célébrer l’apothéose de leur « Grand Coucoucide » avec force libations. Fuyant au plus vite le raffut des « chasseurs » et des « coucous », Wolf et son équipier regagnèrent l’hôtel Mataram, à un quart d’heure de marche du campus, où l’antenne de la PFS à Surabaya leur avait réservé deux chambres avant même leur arrivée. Sur le chemin du retour, ni l’un ni l’autre ne remarquèrent la créature aux grands yeux jaunes qui, du haut des arbres, les épiait.

Retourner à l’hôtel ne signifiait pas pour autant cesser le travail. En pénétrant dans la chambre de Grapper, les deux mâles continuaient à discuter de l’affaire Zeller. Comme à son habitude, le renard voulait connaître la pensée profonde de son partenaire.

- Qu’est-ce que tu penses de cette affaire, Derek ? lui dit-il.
- Tu veux vraiment savoir ? Je pense que c’est Komodo qui est derrière cette histoire.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- On n’a pas la moindre trace du tueur, poursuivit Wolf avec conviction : ni empreinte, ni trace de poudre, et pas de témoins. C’est du travail de pro. Un travail comme les gars de Komodo pouvaient le faire. Et puis il a un mobile, ce fichu lézard : le manuscrit volé lui appartenait. Tu te souviens de la cargaison de son yacht, quand on l’a arrêté ?
- Sûr que je m’en souviens ! J’avais jamais vu autant de came de ma vie ! Sans compter sa collection d’antiquités…

Le varan Hartono Komodo avait été arrêté à bord de son yacht, le soir du 31 décembre 2001, après une véritable bataille navale entre ses gardes du corps et les vedettes des gardes-côtes, et un abordage en règle par l’équipe de Slaughterbean au grand complet. L’opération pourtant délicate fut rondement menée, la PFS n’ayant aucune perte à déplorer ce soir-là. Outre le varan, ses invités et une tonne d’héroïne pure à 95 %, on avait trouvé à bord du luxueux bateau un grand nombre d’objets d’art et de reliques anciennes. Une aubaine pour le patrimoine historique de la région. La collection, après avoir servi de pièce à conviction lors du procès, fut donnée au musée de la ville de Surabaya.

- … mais tu crois vraiment que c’est un coup de Komodo ? reprit Grapper.
- Evidemment ! Il avait beaucoup de relations. Vraisemblablement, il a encore le bras suffisamment long pour tenter de récupérer « sa » collection.
- Ton idée est intéressante, Derek, mais elle ne me convainc pas entièrement. Tu oublies que Komodo est incarcéré dans un zoo fédéral ! C’est l’un des prisonniers les mieux gardés de la planète, ses contacts avec l’extérieur sont rigoureusement surveillés. Et puis, il n’y avait pas besoin de tuer ce pauvre Zeller pour récupérer le manuscrit, pas besoin de lui envoyer un pro.
- Pour autant, ce ne serait pas la première fois que Komodo fait assassiner quelqu’un pour rien.

L’enquête qui avait mené à l’arrestation de celui qu’on surnommait alors « l’empereur de la drogue » avait duré quatorze mois. Wolf y avait travaillé presque à plein temps, mettant ses nerfs à rude épreuve. Pire : à la suite de l’interception d’un de ses convois d’héroïne par la PFS, Komodo avait fait assassiner quatre agents fédéraux. Bien qu’ils se trouvaient à Surabaya pour une toute autre affaire, les quatre fédéraux avaient été froidement abattus dans leurs chambres d’hôtel. Parmi eux se trouvait le premier équipier de Wolf, un vieux loup qui lui avait appris les ficelles du métier au moment de son arrivée à la PFS, en 1991. Depuis, Wolf poursuivait Komodo d’une haine tenace.

- Bon point pour toi… poursuivit Grapper. Mais je ne vois pas trop pourquoi Komodo voudrait reconstituer sa collec’, maintenant qu’il est presque certain de passer le reste de sa vie derrière les barreaux.
- Ça n’empêche pas de lui rendre une petite visite à Madiun, demain ! Qu’est-ce que tu en penses ?

Wolf était visiblement déterminé à se trouver face à face avec le trafiquant. Peut-être pour savourer sa vengeance, en le voyant menotté, en uniforme de taulard, réduit à l’impuissance. Grapper, dont l’expérience était souvent appréciée par Slaughterbean lui-même, tâcha de dissuader son collègue de prendre cette histoire trop à cœur.

- Tu sais Derek, lui dit-il avec circonspection, il y a beaucoup d’autres collectionneurs qui auraient pu être intéressés par ce manuscrit…
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Ce que j’essaie de dire, c’est que, crois-moi, tu dois éviter d’en faire une affaire personnelle.
- Ne t’en fais pas pour ça, Dan. Je sais exactement ce que je fais.

Dan Grapper n’était pas d’humeur à se disputer avec Wolf. Même si cela ne leur arrivait presque jamais, c’est une situation qu’il détestait. Pour l’éviter, il finit par céder. Ayant obtenu satisfaction, son équipier changea aussitôt de sujet.

- Comme tu voudras. Demain matin, nous irons poser quelques questions à Komodo, au zoo fédéral de Madiun.
- OK. Assez parlé boulot, tu veux bien ? Comment va ta famille ?
- Bien. Annie était un peu fatiguée ces derniers temps. Tu sais, c’est pas évident de s’occuper toute seule de trois gamins. Heureusement, leurs grands-parents les gardent de temps en temps…
- Ils doivent te manquer.
- Tu sais, ça fait vingt et un ans que je fais ce métier. J’ai l’habitude. D’une certaine manière, mener des enquêtes aux quatre coins du globe m’empêche de sombrer dans la routine…

Derek Wolf, qui avait neuf ans de moins que son partenaire, aimait discuter avec Grapper même si c’était rarement pour autre chose que le travail. Depuis plus de cinq ans qu’ils faisaient équipe, Grapper lui avait beaucoup appris. Les deux agents discutèrent ainsi pendant un moment. Puis, Madiun étant à plus de deux heures de route de Surabaya, ils allèrent se coucher.

C’est en entrant dans sa chambre que Wolf s’aperçut que quelqu’un avait glissé sous la porte un morceau de papier plié en quatre. Après avoir fermé à double tour, il l’ouvrit et le lut aussitôt. C’était une sorte de poème ou de chanson, une simple strophe de quatre vers :

Coin coin fait le canard, tout va bien !
Coin coin fait le canard, c’est bénin !
Mais si seulement coin fait le canard,
Alors toute proche est la fin !

C’était tout simplement dépourvu de sens, à tel point qu’après quelques minutes de réflexion – et de perplexité, l’agent Wolf finit par se persuader qu’il s’agissait de l’œuvre d’un plaisantin quelconque, qui avait choisi sa chambre au hasard. Peut-être un étudiant enhardi par les festivités du « Grand Coucoucide ». Pourtant, en relisant le papier, Wolf, sans qu’il sache vraiment pourquoi, ne put s’empêcher de penser au député Ronnie Thorynque, tel qu’il l’avait vu sur les photos qu’on avait mises à sa disposition à Melbourne. Thorynque avec son faciès de canard, ses pattes palmées et griffues, sa fourrure brune, lisse et brillante. « C’est absurde » se dit-il. Le député était bien loin et de toute façon, il n’était plus sur cette affaire-là. L’agent fédéral rangea le papier dans sa poche et se mit au lit après avoir pris une douche. Assailli par d’autres pensées, il cessa de songer à l’énigmatique message. Il s’endormit rapidement. Son sommeil fut agité.

jeudi 3 décembre 2009

LSDO - chapitre 3, verset 2

Campus de Surabaya, samedi 9 avril. 10 h 04.

Il n’y avait que très peu de cours le samedi à l’université de Surabaya, mais le campus était gagné par une agitation pour le moins saugrenue. Quelques étudiants, plus ou moins bien grimés en oiseaux, couraient en tous sens en criant « coucou ! coucou ! ». Ils tentaient d’échapper à leurs poursuivants, de petits groupes d’étudiants déguisés en chasseurs, avec lances, arcs et fusils factices. Interloqué, Wolf interrogea son guide, un tigre, policier en tenue, sur cette étrange pratique.

- Ça ? C’est la fête du Grand Coucoucide. Une vieille tradition étudiante. Chaque année, le 9 avril, les pensionnaires du campus organisent une chasse aux « coucous » à grande échelle. C’est un événement structuré, très important. Les « coucous » sont désignés à l’avance, parmi les nouveaux arrivants. En gros, c’est une sorte de bizutage.
- Mais quelle est l’origine de cette… chasse ?
- Il y a un dicton, chez nous, qui dit « le 9 avril, il faut que le coucou soit mort ou vif ». C’est un truc de vieux qui remonte à la nuit des temps. Plus personne n’en connaît la signification exacte. Mais ça amuse beaucoup les étudiants, surtout ceux qui ne sont pas du coin.

Derek Wolf était sur le point de se dire que les distractions des étudiants de Surabaya étaient d’un niveau culturel vraiment affligeant, lorsqu’il se souvint que certaines des occupations auxquelles lui et ses camarades de promotion se livraient lorsqu’ils étaient encore à l’académie étaient tout aussi navrantes. Wolf, Grapper et leur guide indonésien venaient de franchir une grande porte au-dessus de laquelle était gravée l’inscription « Département d’archéologie ». Après avoir accédé au premier étage, les trois mâles atteignirent la salle 101. Dans l’encadrement de la porte, un ruban jaune signalait que le crime avait eu lieu dans cette salle. Après que les trois mâles eussent franchi cette dérisoire barrière, l’officier de la police locale briefa les deux agents fédéraux sur le meurtre.

- Le meurtre a eu lieu ici, mercredi soir. Vers 22 heures, à en croire le légiste.
- Pas le moindre témoin ? demanda Grapper d’un air surpris.
- Aucun. Comme vous avez pu le voir, ce bâtiment est à l’opposé des logements des étudiants, et le département d’archéologie n’est pas très fréquenté, surtout la nuit. Il n’y a guère que la victime qui s’y aventurait.
- Parlez-nous de la victime, demanda Wolf.
- Rupert Zeller, répondit le flic en sortant un dossier de son sac. Archéologue. Il travaillait ici depuis plus de vingt ans.

L’officier montra à Wolf et Grapper quelques photos du chercheur, un orang-outan massif, velu, l’air peu commode. Sur le sol, près d’une grande table située au centre de la salle, une silhouette trapue dessinée à la peinture blanche rappelait sa fin tragique.

- Et qu’est-ce qu’il faisait ici à une heure si tardive ? interrogea à nouveau Grapper.
- D’après ses collègues, Zeller aimait beaucoup travailler tard dans ce bâtiment. Il se trouvait au calme.
- Des ennemis ? Un chercheur jaloux de sa réussite ?
- A en croire les autres archéologues, Zeller était parfois difficile à vivre. Mais c’était un chercheur brillant, et tout le monde ici le respectait.
- On nous a dit que cette affaire avait un rapport avec Hartono Komodo. Zeller l’avait-il déjà fréquenté auparavant ?
- Pas que l’on sache. Mais vous devriez poser la question à Rajiv Jones et Beth Gibbons. C’étaient ses deux assistants. Ils travaillent au rez-de-chaussée.
- Revenons-en au meurtre, si vous voulez bien, dit Wolf.
- Zeller a été tué de deux balles dans la poitrine. Vraisemblablement, il a entendu son agresseur approcher et s’est retourné avant d’être abattu. Y a-t-il autre chose que vous voudriez savoir ?
- Non. Nous vous remercions.
- Ah, j’allais oublier ! fit le policier en tenue. L’assassin a dérobé le document sur lequel Zeller travaillait.
- Quel était ce document ? fit Grapper.
- Les deux assistants de Zeller pourront vous l’expliquer en détail. Si vous voulez bien m’excuser, j’ai des tonnes de travail à faire…
- Bien sûr. Encore merci.
- Je vous en prie…

Le tigre prit congé après avoir laissé le dossier Zeller entre les pattes des deux agents fédéraux. Ces derniers furent agréablement surpris par sa courtoisie. Généralement, en tant que canidés, ils étaient très mal accueillis par les policiers locaux, en uniforme ou pas, si ceux-ci étaient des félins. Wolf finit par se dire que l’hostilité ancestrale entre les uns et les autres n’étaient peut-être pas forcément génétique.

Après avoir redescendu l’escalier, Wolf et Grapper s’approchèrent de la salle 02, où étaient sensés travailler les deux assistants de feu le professeur Zeller. Ils frappèrent à la porte ; n’obtenant pas de réponse, ils finirent par entrer. A l’intérieur, très similaire à celui de la salle précédente, deux jeunes singes leur tournaient le dos. L’un d’eux – un mâle – était courbé sur un grand dessin – la copie d’une fresque, apparemment – tandis que l’autre, une femelle élancée, tapait à vive allure sur un clavier d’ordinateur. Complètement absorbés par leur travail, ils sursautèrent lorsque Wolf les interpella en déclinant son identité, celle de son partenaire et les raisons de leur visite. Les deux archéologues se retournèrent aussitôt et se levèrent. Le mâle, un nasique au nez évidemment gigantesque, s’avança vers les deux agents. Sa collègue était une femelle gibbon – ses membres interminables ne laissaient guère de doutes à ce sujet. Tous deux avaient une fourrure claire et courte, et portaient lunettes, pantalons de toile et chemise légère. Au premier coup d’œil, Wolf ne put s’empêcher de les trouver ridicules. Le nasique se présenta, l’air un peu intimidé.

- Euh… Bonjour ! fit-il. Je m’appelle Rajiv Jones, et voici ma collègue Beth Gibbons.
- Etes-vous les assistants du professeur Rupert Zeller ? interrogea Wolf. Nous voudrions vous poser quelques questions au sujet de sa mort…

Le regard des deux singes se couvrit d’un voile de tristesse. S’efforçant de n’en rien laisser paraître, Jones se déclara prêt à répondre à toutes les demandes des deux agents, qui débutèrent aussitôt leurs investigations. Après quelques questions de routine, Wolf en vint à ce qui le préoccupait vraiment.

- Nous voudrions en savoir plus sur le document qui a été dérobé dans le bureau de Zeller, celui sur lequel il travaillait.
- C’est un manuscrit ancien d’une très grande valeur historique. Il date du Xème siècle.
- De grande valeur ? demanda Grapper. Vous gardez beaucoup d’objets de ce genre, dans ce bâtiment ?
- Oh, non. Généralement, ils sont entreposés au musée de la ville.
- Et que faisait ce manuscrit ici, alors ?
- Le conservateur du musée est une vieille connaissance du professeur, répondit Gibbons. Il n’a pas eu de mal à le convaincre de l’amener ici. Le professeur aimait travailler ici le soir. Il se trouvait au calme…

Il était évident que de tels objets, compte tenu de leur valeur tant historique que marchande, attisaient nécessairement la convoitise des collectionneurs. De là à dire que le meurtre de Zeller était un cambriolage qui avait mal tourné, il n’y avait qu’un pas. Tout en songeant à cette possibilité, Wolf poursuivit l’interrogatoire, tâchant d’en savoir plus sur le manuscrit.

- Depuis combien de temps le professeur Zeller travaillait-il sur ce document ?
- Quelques semaines. Il provenait des collections du parrain de la drogue, Hartono Komodo…

Intérieurement, Derek Wolf tilta. C’était donc ce manuscrit qui reliait Komodo à la victime. Dans l’esprit de l’agent, le soleil se levait. Il n’allait pas tarder à éclairer cette affaire. Ce coup-ci, Wolf se dit qu’elle serait vite réglée. Il posa encore quelques questions banales aux deux singes, puis les laissa poursuivre leur travail. Avant de quitter la salle, Grapper, par curiosité, demanda de quoi parlait le manuscrit dérobé. Dans les yeux de Rajiv Jones, une lueur mêlant peine et excitation brilla quelques instants.

- C’est un texte religieux, la Prophétie des Oiseaux. On en ignore presque tout le contenu, car les prêtres qui l’ont rédigé vers l’an 800 ont volontairement utilisé un langage codé. Sans doute pour qu’elle ne tombe pas entre de mauvaises mains… Le professeur avait connu beaucoup de difficultés, mais il semblait avoir cassé le code et progressait de plus en plus vite.
- Et à quoi aurait-il pu servir ?
- Certainement à mieux connaître le contexte des affrontements religieux qui ont secoué l’empire de Surabaya à cette époque. C’est un document très précieux. Sa perte est presque aussi grave que celle du professeur… Allez-vous le retrouver ?
- Nous ferons de notre mieux… fit Grapper impassible.
- Quelque chose me dit que nous n’allons peut-être pas trop tarder à mettre la main dessus, ajouta Wolf avec un léger sourire qui ne surprit qu’à moitié son équipier.

Après avoir laissé leurs numéros de téléphone portable aux deux chercheurs, au cas où ils se rappelleraient un détail, les deux agents quittèrent le département d’archéologie.