dimanche 28 février 2010

LSDO - chapitre 5, verset 3

Ministère de la Sécurité Publique, Genève, dimanche 10 avril. 18 h 36.

Assis dans son large fauteuil noir, Shaka Simba défit sa cravate et ouvrit largement le col de sa chemise. Le Ministre de la Sécurité Publique était épuisé. Il se passa la patte dans son abondante crinière blonde, puis s’efforça de se remettre au travail. Le week-end paisible qu’il comptait passer en famille n’était plus qu’un souvenir fantomatique. En lieu et place, deux jours de travail quasi ininterrompu. Le vendredi précédent, la séance des questions au gouvernement lors de la nouvelle session du Parlement Fédéral avait été cauchemardesque. Fidèle à sa réputation, le député Lamantin, un parlementaire sud-américain qui se définit lui-même comme « le représentant des contribuables mécontents », n’avait cessé de se plaindre au sujet de la nouvelle politique du Ministère de la Sécurité Publique, qu’il jugeait brutale, inadaptée, déséquilibrée et bien sûr excessivement dépensière. Durant tout un après-midi, il avait lancé d’incessantes diatribes contre le ministre, qui avait dû employer tout son sang-froid pour éviter de noyer le député sous un torrent d’injures. Pour finir, Simba, évidemment pris de cours, avait promis sur un ton nébuleux des éclaircissements et des réponses pour la semaine suivante. Ce à quoi Lamantin, en vieux briscard qu’il était (il entamait son quatrième mandat), avait répondu en déposant devant le lion médusé un dossier de demandes et de plaintes en tous genres gros comme trois ou quatre annuaires téléphoniques. Voilà comment le cabinet du ministère tout entier, en fait de dimanche à la campagne, s’était retrouvé courbé deux jours durant sur des paperasses aussi variées qu’ennuyeuses. C’est quasiment déprimé que Simba répondit à l’appel de sa secrétaire.

- Monsieur le Ministre, monsieur Derrflinger désire vous parler en urgence.
- Faites le entrer.

Kurt Derrflinger, vice-ministre de la Sécurité Publique, entra sans cérémonial. C’était un grand loup déjà âgé, mince et élancé. Son pelage gris acier lui donnait un air d’autant plus impressionnant qu’il était impeccablement revêtu d’un costume de la même couleur. Il se figea devant le ministre, droit comme un i.

- Qu’y a-t-il de si urgent ? demanda Simba sans lever la tête.
- Monsieur, l’affaire du musée de Tokyo prend une tournure grave.

Le lion interrompit alors son travail et daigna enfin apporter à son vice-ministre toute l’attention qui semblait nécessaire en pareil cas.

- D’après les dépêches que je viens de recevoir, poursuivit Derrflinger, le voleur pourrait bien être le député Ronnie Thorynque.
- Celui que recherche l’ASF ?
- Celui-là même.
- Et bien ordonnez à l’ASF d’accélérer ses recherches. Il faut impérativement étouffer le scandale. Pas de vagues. C’est aussi à cela que sert le Ministère de la Sécurité Publique.

Considérant sans doute l’affaire comme réglée, Simba se replongea dans ses dossiers. Derrflinger n’en partit pas pour autant.

- Monsieur le Ministre, la PFS est déjà sur l’affaire.
- Et alors ? rétorqua Simba tout en lisant ses papiers.
- Cela risque de conduire incessamment à un conflit de juridiction. Il va de soi que toute interférence entre la PFS et l’ASF nuirait gravement au déroulement de l’enquête. On risquerait même de ne pas pouvoir étouffer un scandale qui éclabousserait toute la classe politique. Pensez y, monsieur : un député voleur d’antiquités, peut-être même assassin ! Les répercussions sur le Conseil Fédéral seraient terribles…
- Il n’y aura pas de conflit de juridiction. L’ASF est en charge du dossier Thorynque, elle mènera cette affaire à son terme. Faites immédiatement rappeler les agents de la PFS envoyés à Tokyo.
- Si je puis me permettre, monsieur le Ministre, je ne crois pas que…
- Vous n’auriez tout de même pas la prétention de m’apprendre mon métier, Derrflinger ? coupa Simba sur un ton quasi insultant. Vous pouvez disposer…

Le vice-ministre Derrflinger était issu d’une vieille famille de l’aristocratie allemande, une lignée où l’on était officier de père en fils depuis 1740. Si faute de guerres et d’armée permanente, il se contentait d’un poste de réserviste, il ne pouvait pas faire taire ses gènes, ceux d’un officier allemand. De ses yeux bleus, il fixa Simba avec le regard dur et métallique qui n’est que de cette caste.

- Je crois en effet que vous avez beaucoup à apprendre en tant que ministre, rétorqua le loup d’une voix glaciale.

Simba en fut tellement surpris qu’il releva instantanément la tête.

- Je vous demande pardon, Derrflinger !?
- Sauf votre respect, Monsieur, je travaillais déjà dans ce cabinet lorsque le fauteuil dans lequel vous êtes installé était occupé par un crocodile en uniforme, et que vous jouiez encore avec des pelotes de laine.

Le lion était sidéré. Depuis plus de dix ans, on ne lui avait jamais adressé la parole sur ce ton. Lorsqu’il était directeur principal de l’ASF, aucun de ses subordonnés n’aurait osé contester la moindre de ses directives. Même comme « simple » député, on l’avait traité le plus souvent avec déférence. Maintenant qu’il était pratiquement le deuxième personnage de la planète, il n’aurait pas imaginé subir une telle rebuffade. Il en fut si estomaqué qu’il laissa Derrflinger poursuivre.

- Cette histoire est trop grave pour qu’on la laisse perturber par une querelle entre services. C’est une affaire d’Etat !
- Et si je décide de passer outre vos… conseils ? demanda Simba en tentant de se ressaisir.
- Dans ce cas je prendrai mes responsabilités. J’alerterai le Président et donnerai ma démission. Devant la gravité de la situation, vous devrez faire marche arrière. Dans le cas contraire, il se pourrait bien que le ministère Simba soit l’un des plus courts de l’histoire de la Fédération…
- Vous bluffez !
- Lorsque l’intérêt supérieur de l’ensemble du gouvernement est en jeu, les préoccupations personnelles d’un ministre passent au second plan, ou bien il risque fort d’en pâtir. On dirait que le carriériste que vous êtes n’a pas encore appris ce principe politique élémentaire.

Simba enragea quand il réalisa que son vice-ministre avait raison. Il pourrait toujours passer outre ses recommandations, mais la démission de Derrflinger attirerait l’attention du Président et du Parlement sur lui. Et à la moindre fuite, ce serait le scandale assuré. Pour sauver le gouvernement, on lui demanderait alors de donner à son tour sa démission, et il n’aurait pas d’autre choix que d’accepter. Avec toutes les conséquences que cela impliquait pour sa carrière politique. Manifestement, l’énergie, voire la brutalité dont il faisait preuve à la tête de l’ASF ne lui seraient d’aucune utilité au Ministère de la Sécurité Publique. Contraint et forcé, Shaka Simba dut s’avouer vaincu.

- Que… suggérez-vous ? demanda-t-il, contrit.
- La seule solution est de demander aux deux agences de coordonner leurs efforts, en créant une équipe ad hoc mixte placée directement sous l’autorité du Ministère. Deux agents spéciaux de l’ASF et deux agents rattachés de la PFS sont déjà à Tokyo. Ils feront l’affaire.
- Bien… Je vous donne carte blanche pour régler cette histoire, concéda finalement Simba en ravalant sa colère. Vous pouvez disposer.

Derrflinger quitta aussitôt le bureau du ministre et se mit immédiatement en relation avec les dirigeants des deux agences rivales.

samedi 20 février 2010

LSDO - chapitre 5, verset 2

Musée National de Tokyo, 5 h 29.

Derek Wolf bailla et s’étira nonchalamment, puis se leva de l’inconfortable sofa sur lequel il avait dormi, en se félicitant de ne pas avoir trop mal au dos. Quittant la « salle de repos », il retourna vers la cellule de crise pour relever Grapper. Lorsqu’il vit son équipier fixer l’écran de ses yeux cernés et mi-clos, il se dit qu’il avait bien fait de ne pas dormir trop longtemps. Pourtant, la voix du renard prit un timbre étonnamment vif quand il annonça à Wolf les résultats de ses investigations nocturnes.

- Derek, tu ne vas pas en croire tes oreilles.
- Quoi donc ?
- Hier soir, Ronnie Thorynque a fait une réservation à son nom, pour une place à bord d’un vol long-courrier de la Japan Air Lines à destination de Toronto, au Canada. Tu le crois ça ?
- Peut-être que la facilité avec laquelle il a berné les alarmes du musée l’a mis en confiance, et qu’il s’imagine pouvoir quitter le Japon tout aussi facilement.
- Peut-être aussi qu’il nous mène en bateau…
- En tous cas, ça ne coûte rien de suivre cette piste. Agent Toyoda, demanda Wolf en se retournant vers son collègue nippon, le labo a-t-il découvert comment Thorynque a fait pour éviter les alarmes ?
- Pas vraiment, répondit Toyoda l’air épuisé. Ils savent juste que les caméras ont été brouillées par un puissant champ électromagnétique. Ils ont pu en déterminer la fréquence, ce qui leur a permis de nettoyer l’image, mais pas l’origine exacte.

Grapper s’apprêtait à rejoindre à son tour la prétendue salle de repos quand il se ravisa.

- Au fait, dit-il à Wolf, on a aussi trouvé quand et comment Thorynque est arrivé à Tokyo. Samedi soir, à 19 h 56, aéroport de Haneda. Et devine d’où provenait son vol…
- Laisse-moi essayer, répondit le loup en se prêtant au jeu. Surabaya ?
- Gagné ! J’ai vérifié les horaires, ça colle. Thorynque a eu tout le temps nécessaire pour se rendre à Surabaya, tuer Zeller et voler le manuscrit, puis venir à Tokyo voler les joyaux. Son avion décolle de ce même aéroport de Haneda, ce soir, à 18 h 02. Cette fois, on le tient !
- Tu m’étonnes ! Va te reposer, Dan. Pendant ce temps, je vais organiser une petite fête à l’intention de M. le député Ronnie Thorynque…

Grapper quitta la salle en poussant un formidable bâillement. Toyoda, qui n’avait pas fermé l’œil depuis près de vingt-quatre heures, ne tarda pas à lui emboîter le pas sur l’injonction de Wolf. Ce dernier se mit à communiquer fiévreusement, toujours par l’intermédiaire du réseau protégé, avec le service des douanes et les différents aéroports du pays. Sans négliger la possibilité d’un leurre, il mit sur pied un piège qui se refermerait implacablement sur le voleur. La police de Tokyo fournirait le gros de l’effectif, que compléterait le personnel local de la PFS, le tout chapeauté par Toyoda, Grapper et lui-même. Vers huit heures, il s’estima assez satisfait de son plan pour s’autoriser une pause café.

Pendant qu’il contemplait le fond de son gobelet en plastique, perdu dans ses pensées et ses plans d’action, l’agent Wolf entendit la porte du petit local qui servait de PC à la « cellule de crise » s’ouvrir, puis aperçut du coin de l’œil deux silhouettes s’approcher dans la pénombre. Il leva la tête, dévisagea quelques instants les nouveaux arrivants et jeta aussitôt son gobelet à demi plein dans la corbeille à papier. La violence inattendue de son geste fit sursauter Matsushita et ses deux employés, qui continuaient à assister Wolf de leur mieux en dépit d’une fatigue de plus en plus prononcée.

- M. Matsushita, allez donc vous reposer je vous prie, ordonna l’agent de la PFS sans cesser de fixer les deux personnes qui se tenaient face à lui.
- Mais je vous assure que…
- S’il vous plaît, M. Matsushita…

En dépit de la politesse du propos, le ton ne laissait guère d’alternative au macaque. Il se retira aussitôt, entraînant avec lui ses deux employés. Wolf prit une profonde inspiration et s’avança vers les deux agents de l’ASF, ceux-là même qui avaient récupéré le dossier Thorynque à Melbourne.

- Agent Derek Wolf ? demanda le guépard sans se départir de ses lunettes noires, et ce bien qu’il fasse à peine jour.
- Vous savez très bien qui je suis, répondit le loup sur un ton franchement peu amène. Qu’est-ce que vous faites ici ?
- Comme vous le savez, reprit son interlocuteur imperturbable, nous sommes en charge de l’affaire concernant la disparition du député Ronnie Thorynque. Et notre enquête nous a conduit jusqu’ici.
- C’est-à-dire jusqu’à l’endroit où elle s’arrête, contre-attaqua énergiquement Wolf.

Le masque impassible du guépard commença à se fissurer. Sous les lunettes opaques, ses traits se durcirent. Au vu de la facilité avec laquelle il avait mis les deux agents de la PFS sur la touche à Melbourne, il croyait pouvoir en imposer suffisamment à Wolf pour prendre tranquillement la direction des opérations. C’était raté, mais il tâcha de n’en rien laisser paraître.

- Pas la peine de monter sur vos grands chevaux, Wolf. Nous sommes chargés de retrouver le député Thorynque, et nous savons que vous l’avez localisé. C’est notre problème, que je sache.
- Ecoutez, agent… quel est votre nom déjà ?
- Gerard.
- Agent Gerard, mon équipier et moi sommes chargés d’une enquête de la plus haute importance dont je ne suis même pas autorisé à vous parler. Et Thorynque est le suspect numéro 1 de cette affaire. J’ajoute qu’il est également soupçonné d’avoir commis un meurtre à Surabaya, affaire également placée sous notre juridiction.

A ce moment, dérangé par le bruit, Grapper revint dans la salle en traînant les pieds. Son arrivée permit à Gerard de masquer le fait qu’il n’avait pas grand chose à opposer aux arguments de Wolf.

- Qu’est-ce que c’est que ce raffut, Derek ? demanda Grapper sur un ton agacé. Et qui c’est, ça ? Mais… bon sang, encore eux !
- Agent Wolf, reprit Gerard de plus belle, je vous répète que notre enquête est prioritaire. Vous pourriez en appeler à vos supérieurs, mais vous savez bien qu’en définitive le Ministère nous donnera raison. Pourquoi perdre votre temps ? Donnez nous simplement l’endroit où nous pourrons trouver Thorynque. Une fois que nous l’aurons retrouvé, vous pourrez mener votre enquête à votre guise.

L’agent spécial Gerard avait raison. Wolf savait pertinemment que le nouveau Ministre de la Sécurité Publique, dont dépendaient à la fois la PFS et l’ASF, était un lion. Et que ce lion, qui de surcroît avait autrefois dirigé l’ASF pendant six ans, donnerait finalement raison à ses anciens protégés. Pourtant, sûr de son bon droit, le loup persista.

- Merci du conseil, agent Gerard, reprit-il sur un ton ferme. Mais il se trouve que nous avons ici tout le matériel nécessaire pour contacter nos supérieurs en deux temps, trois mouvements. Ne croyez pas que je vais lâcher une affaire d’État aussi facilement.

Grapper observait la scène d’un air ahuri. Depuis qu’il faisait équipe avec Wolf, il ne l’avait jamais vu faire preuve d’une telle aisance, ni d’une telle autorité. Sans en faire montre, les deux agents spéciaux de l’ASF étaient presque aussi impressionnés. Pour autant, la répartie de Wolf n’avait guère entamé l’une des principales caractéristiques des membres de l’Agence de Sûreté Fédérale, leur incroyable confiance en eux. Impassibles, Gerard et son équipière – la panthère noire toujours impeccablement moulée par une courte jupe de cuir et un tailleur bien ajusté – regardaient à distance Wolf établir une communication avec le siège de la PFS, à Lyon.