Hôtel Mataram, Surabaya. 22 h 47.
Wolf et Grapper rentraient à leur hôtel, sans prêter attention le moins du monde à l’aspect extérieur de ce dernier. Quand on visite deux ou trois hôtels différents en quelques jours, on finit par ne plus se soucier de leur allure. Tous se ressemblent, en décoration comme en confort. Et de toute manière, les agents de la PFS ont généralement d’autres soucis.
Après leur passage au département d’archéologie, le loup et le renard de la police fédérale avaient passé le reste de la journée à sillonner le campus, menant leur enquête et glanant ça et là quelques renseignements. Ils avaient fouillé l’extérieur du bâtiment où Zeller avait été tué, en quête d’indices. Ils avaient interrogé pas mal de monde et rencontré les responsables de l’université, pour vérifier si un éventuel témoin avait échappé aux investigations de la police locale. Ils avaient auditionné plusieurs collègues de la victime. Après des heures de travail et une courte pause à midi, les deux enquêteurs n’avaient pas appris grand chose de plus sur l’affaire. Le soir, ils peinèrent à trouver une table libre, la plupart des gargottes de la cité universitaire étant bondées d’étudiants s’apprêtant à célébrer l’apothéose de leur « Grand Coucoucide » avec force libations. Fuyant au plus vite le raffut des « chasseurs » et des « coucous », Wolf et son équipier regagnèrent l’hôtel Mataram, à un quart d’heure de marche du campus, où l’antenne de la PFS à Surabaya leur avait réservé deux chambres avant même leur arrivée. Sur le chemin du retour, ni l’un ni l’autre ne remarquèrent la créature aux grands yeux jaunes qui, du haut des arbres, les épiait.
Retourner à l’hôtel ne signifiait pas pour autant cesser le travail. En pénétrant dans la chambre de Grapper, les deux mâles continuaient à discuter de l’affaire Zeller. Comme à son habitude, le renard voulait connaître la pensée profonde de son partenaire.
- Qu’est-ce que tu penses de cette affaire, Derek ? lui dit-il.
- Tu veux vraiment savoir ? Je pense que c’est Komodo qui est derrière cette histoire.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- On n’a pas la moindre trace du tueur, poursuivit Wolf avec conviction : ni empreinte, ni trace de poudre, et pas de témoins. C’est du travail de pro. Un travail comme les gars de Komodo pouvaient le faire. Et puis il a un mobile, ce fichu lézard : le manuscrit volé lui appartenait. Tu te souviens de la cargaison de son yacht, quand on l’a arrêté ?
- Sûr que je m’en souviens ! J’avais jamais vu autant de came de ma vie ! Sans compter sa collection d’antiquités…
Le varan Hartono Komodo avait été arrêté à bord de son yacht, le soir du 31 décembre 2001, après une véritable bataille navale entre ses gardes du corps et les vedettes des gardes-côtes, et un abordage en règle par l’équipe de Slaughterbean au grand complet. L’opération pourtant délicate fut rondement menée, la PFS n’ayant aucune perte à déplorer ce soir-là. Outre le varan, ses invités et une tonne d’héroïne pure à 95 %, on avait trouvé à bord du luxueux bateau un grand nombre d’objets d’art et de reliques anciennes. Une aubaine pour le patrimoine historique de la région. La collection, après avoir servi de pièce à conviction lors du procès, fut donnée au musée de la ville de Surabaya.
- … mais tu crois vraiment que c’est un coup de Komodo ? reprit Grapper.
- Evidemment ! Il avait beaucoup de relations. Vraisemblablement, il a encore le bras suffisamment long pour tenter de récupérer « sa » collection.
- Ton idée est intéressante, Derek, mais elle ne me convainc pas entièrement. Tu oublies que Komodo est incarcéré dans un zoo fédéral ! C’est l’un des prisonniers les mieux gardés de la planète, ses contacts avec l’extérieur sont rigoureusement surveillés. Et puis, il n’y avait pas besoin de tuer ce pauvre Zeller pour récupérer le manuscrit, pas besoin de lui envoyer un pro.
- Pour autant, ce ne serait pas la première fois que Komodo fait assassiner quelqu’un pour rien.
L’enquête qui avait mené à l’arrestation de celui qu’on surnommait alors « l’empereur de la drogue » avait duré quatorze mois. Wolf y avait travaillé presque à plein temps, mettant ses nerfs à rude épreuve. Pire : à la suite de l’interception d’un de ses convois d’héroïne par la PFS, Komodo avait fait assassiner quatre agents fédéraux. Bien qu’ils se trouvaient à Surabaya pour une toute autre affaire, les quatre fédéraux avaient été froidement abattus dans leurs chambres d’hôtel. Parmi eux se trouvait le premier équipier de Wolf, un vieux loup qui lui avait appris les ficelles du métier au moment de son arrivée à la PFS, en 1991. Depuis, Wolf poursuivait Komodo d’une haine tenace.
- Bon point pour toi… poursuivit Grapper. Mais je ne vois pas trop pourquoi Komodo voudrait reconstituer sa collec’, maintenant qu’il est presque certain de passer le reste de sa vie derrière les barreaux.
- Ça n’empêche pas de lui rendre une petite visite à Madiun, demain ! Qu’est-ce que tu en penses ?
Wolf était visiblement déterminé à se trouver face à face avec le trafiquant. Peut-être pour savourer sa vengeance, en le voyant menotté, en uniforme de taulard, réduit à l’impuissance. Grapper, dont l’expérience était souvent appréciée par Slaughterbean lui-même, tâcha de dissuader son collègue de prendre cette histoire trop à cœur.
- Tu sais Derek, lui dit-il avec circonspection, il y a beaucoup d’autres collectionneurs qui auraient pu être intéressés par ce manuscrit…
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Ce que j’essaie de dire, c’est que, crois-moi, tu dois éviter d’en faire une affaire personnelle.
- Ne t’en fais pas pour ça, Dan. Je sais exactement ce que je fais.
Dan Grapper n’était pas d’humeur à se disputer avec Wolf. Même si cela ne leur arrivait presque jamais, c’est une situation qu’il détestait. Pour l’éviter, il finit par céder. Ayant obtenu satisfaction, son équipier changea aussitôt de sujet.
- Comme tu voudras. Demain matin, nous irons poser quelques questions à Komodo, au zoo fédéral de Madiun.
- OK. Assez parlé boulot, tu veux bien ? Comment va ta famille ?
- Bien. Annie était un peu fatiguée ces derniers temps. Tu sais, c’est pas évident de s’occuper toute seule de trois gamins. Heureusement, leurs grands-parents les gardent de temps en temps…
- Ils doivent te manquer.
- Tu sais, ça fait vingt et un ans que je fais ce métier. J’ai l’habitude. D’une certaine manière, mener des enquêtes aux quatre coins du globe m’empêche de sombrer dans la routine…
Derek Wolf, qui avait neuf ans de moins que son partenaire, aimait discuter avec Grapper même si c’était rarement pour autre chose que le travail. Depuis plus de cinq ans qu’ils faisaient équipe, Grapper lui avait beaucoup appris. Les deux agents discutèrent ainsi pendant un moment. Puis, Madiun étant à plus de deux heures de route de Surabaya, ils allèrent se coucher.
C’est en entrant dans sa chambre que Wolf s’aperçut que quelqu’un avait glissé sous la porte un morceau de papier plié en quatre. Après avoir fermé à double tour, il l’ouvrit et le lut aussitôt. C’était une sorte de poème ou de chanson, une simple strophe de quatre vers :
Coin coin fait le canard, tout va bien !
Coin coin fait le canard, c’est bénin !
Mais si seulement coin fait le canard,
Alors toute proche est la fin !
C’était tout simplement dépourvu de sens, à tel point qu’après quelques minutes de réflexion – et de perplexité, l’agent Wolf finit par se persuader qu’il s’agissait de l’œuvre d’un plaisantin quelconque, qui avait choisi sa chambre au hasard. Peut-être un étudiant enhardi par les festivités du « Grand Coucoucide ». Pourtant, en relisant le papier, Wolf, sans qu’il sache vraiment pourquoi, ne put s’empêcher de penser au député Ronnie Thorynque, tel qu’il l’avait vu sur les photos qu’on avait mises à sa disposition à Melbourne. Thorynque avec son faciès de canard, ses pattes palmées et griffues, sa fourrure brune, lisse et brillante. « C’est absurde » se dit-il. Le député était bien loin et de toute façon, il n’était plus sur cette affaire-là. L’agent fédéral rangea le papier dans sa poche et se mit au lit après avoir pris une douche. Assailli par d’autres pensées, il cessa de songer à l’énigmatique message. Il s’endormit rapidement. Son sommeil fut agité.
Wolf et Grapper rentraient à leur hôtel, sans prêter attention le moins du monde à l’aspect extérieur de ce dernier. Quand on visite deux ou trois hôtels différents en quelques jours, on finit par ne plus se soucier de leur allure. Tous se ressemblent, en décoration comme en confort. Et de toute manière, les agents de la PFS ont généralement d’autres soucis.
Après leur passage au département d’archéologie, le loup et le renard de la police fédérale avaient passé le reste de la journée à sillonner le campus, menant leur enquête et glanant ça et là quelques renseignements. Ils avaient fouillé l’extérieur du bâtiment où Zeller avait été tué, en quête d’indices. Ils avaient interrogé pas mal de monde et rencontré les responsables de l’université, pour vérifier si un éventuel témoin avait échappé aux investigations de la police locale. Ils avaient auditionné plusieurs collègues de la victime. Après des heures de travail et une courte pause à midi, les deux enquêteurs n’avaient pas appris grand chose de plus sur l’affaire. Le soir, ils peinèrent à trouver une table libre, la plupart des gargottes de la cité universitaire étant bondées d’étudiants s’apprêtant à célébrer l’apothéose de leur « Grand Coucoucide » avec force libations. Fuyant au plus vite le raffut des « chasseurs » et des « coucous », Wolf et son équipier regagnèrent l’hôtel Mataram, à un quart d’heure de marche du campus, où l’antenne de la PFS à Surabaya leur avait réservé deux chambres avant même leur arrivée. Sur le chemin du retour, ni l’un ni l’autre ne remarquèrent la créature aux grands yeux jaunes qui, du haut des arbres, les épiait.
Retourner à l’hôtel ne signifiait pas pour autant cesser le travail. En pénétrant dans la chambre de Grapper, les deux mâles continuaient à discuter de l’affaire Zeller. Comme à son habitude, le renard voulait connaître la pensée profonde de son partenaire.
- Qu’est-ce que tu penses de cette affaire, Derek ? lui dit-il.
- Tu veux vraiment savoir ? Je pense que c’est Komodo qui est derrière cette histoire.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- On n’a pas la moindre trace du tueur, poursuivit Wolf avec conviction : ni empreinte, ni trace de poudre, et pas de témoins. C’est du travail de pro. Un travail comme les gars de Komodo pouvaient le faire. Et puis il a un mobile, ce fichu lézard : le manuscrit volé lui appartenait. Tu te souviens de la cargaison de son yacht, quand on l’a arrêté ?
- Sûr que je m’en souviens ! J’avais jamais vu autant de came de ma vie ! Sans compter sa collection d’antiquités…
Le varan Hartono Komodo avait été arrêté à bord de son yacht, le soir du 31 décembre 2001, après une véritable bataille navale entre ses gardes du corps et les vedettes des gardes-côtes, et un abordage en règle par l’équipe de Slaughterbean au grand complet. L’opération pourtant délicate fut rondement menée, la PFS n’ayant aucune perte à déplorer ce soir-là. Outre le varan, ses invités et une tonne d’héroïne pure à 95 %, on avait trouvé à bord du luxueux bateau un grand nombre d’objets d’art et de reliques anciennes. Une aubaine pour le patrimoine historique de la région. La collection, après avoir servi de pièce à conviction lors du procès, fut donnée au musée de la ville de Surabaya.
- … mais tu crois vraiment que c’est un coup de Komodo ? reprit Grapper.
- Evidemment ! Il avait beaucoup de relations. Vraisemblablement, il a encore le bras suffisamment long pour tenter de récupérer « sa » collection.
- Ton idée est intéressante, Derek, mais elle ne me convainc pas entièrement. Tu oublies que Komodo est incarcéré dans un zoo fédéral ! C’est l’un des prisonniers les mieux gardés de la planète, ses contacts avec l’extérieur sont rigoureusement surveillés. Et puis, il n’y avait pas besoin de tuer ce pauvre Zeller pour récupérer le manuscrit, pas besoin de lui envoyer un pro.
- Pour autant, ce ne serait pas la première fois que Komodo fait assassiner quelqu’un pour rien.
L’enquête qui avait mené à l’arrestation de celui qu’on surnommait alors « l’empereur de la drogue » avait duré quatorze mois. Wolf y avait travaillé presque à plein temps, mettant ses nerfs à rude épreuve. Pire : à la suite de l’interception d’un de ses convois d’héroïne par la PFS, Komodo avait fait assassiner quatre agents fédéraux. Bien qu’ils se trouvaient à Surabaya pour une toute autre affaire, les quatre fédéraux avaient été froidement abattus dans leurs chambres d’hôtel. Parmi eux se trouvait le premier équipier de Wolf, un vieux loup qui lui avait appris les ficelles du métier au moment de son arrivée à la PFS, en 1991. Depuis, Wolf poursuivait Komodo d’une haine tenace.
- Bon point pour toi… poursuivit Grapper. Mais je ne vois pas trop pourquoi Komodo voudrait reconstituer sa collec’, maintenant qu’il est presque certain de passer le reste de sa vie derrière les barreaux.
- Ça n’empêche pas de lui rendre une petite visite à Madiun, demain ! Qu’est-ce que tu en penses ?
Wolf était visiblement déterminé à se trouver face à face avec le trafiquant. Peut-être pour savourer sa vengeance, en le voyant menotté, en uniforme de taulard, réduit à l’impuissance. Grapper, dont l’expérience était souvent appréciée par Slaughterbean lui-même, tâcha de dissuader son collègue de prendre cette histoire trop à cœur.
- Tu sais Derek, lui dit-il avec circonspection, il y a beaucoup d’autres collectionneurs qui auraient pu être intéressés par ce manuscrit…
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Ce que j’essaie de dire, c’est que, crois-moi, tu dois éviter d’en faire une affaire personnelle.
- Ne t’en fais pas pour ça, Dan. Je sais exactement ce que je fais.
Dan Grapper n’était pas d’humeur à se disputer avec Wolf. Même si cela ne leur arrivait presque jamais, c’est une situation qu’il détestait. Pour l’éviter, il finit par céder. Ayant obtenu satisfaction, son équipier changea aussitôt de sujet.
- Comme tu voudras. Demain matin, nous irons poser quelques questions à Komodo, au zoo fédéral de Madiun.
- OK. Assez parlé boulot, tu veux bien ? Comment va ta famille ?
- Bien. Annie était un peu fatiguée ces derniers temps. Tu sais, c’est pas évident de s’occuper toute seule de trois gamins. Heureusement, leurs grands-parents les gardent de temps en temps…
- Ils doivent te manquer.
- Tu sais, ça fait vingt et un ans que je fais ce métier. J’ai l’habitude. D’une certaine manière, mener des enquêtes aux quatre coins du globe m’empêche de sombrer dans la routine…
Derek Wolf, qui avait neuf ans de moins que son partenaire, aimait discuter avec Grapper même si c’était rarement pour autre chose que le travail. Depuis plus de cinq ans qu’ils faisaient équipe, Grapper lui avait beaucoup appris. Les deux agents discutèrent ainsi pendant un moment. Puis, Madiun étant à plus de deux heures de route de Surabaya, ils allèrent se coucher.
C’est en entrant dans sa chambre que Wolf s’aperçut que quelqu’un avait glissé sous la porte un morceau de papier plié en quatre. Après avoir fermé à double tour, il l’ouvrit et le lut aussitôt. C’était une sorte de poème ou de chanson, une simple strophe de quatre vers :
Coin coin fait le canard, tout va bien !
Coin coin fait le canard, c’est bénin !
Mais si seulement coin fait le canard,
Alors toute proche est la fin !
C’était tout simplement dépourvu de sens, à tel point qu’après quelques minutes de réflexion – et de perplexité, l’agent Wolf finit par se persuader qu’il s’agissait de l’œuvre d’un plaisantin quelconque, qui avait choisi sa chambre au hasard. Peut-être un étudiant enhardi par les festivités du « Grand Coucoucide ». Pourtant, en relisant le papier, Wolf, sans qu’il sache vraiment pourquoi, ne put s’empêcher de penser au député Ronnie Thorynque, tel qu’il l’avait vu sur les photos qu’on avait mises à sa disposition à Melbourne. Thorynque avec son faciès de canard, ses pattes palmées et griffues, sa fourrure brune, lisse et brillante. « C’est absurde » se dit-il. Le député était bien loin et de toute façon, il n’était plus sur cette affaire-là. L’agent fédéral rangea le papier dans sa poche et se mit au lit après avoir pris une douche. Assailli par d’autres pensées, il cessa de songer à l’énigmatique message. Il s’endormit rapidement. Son sommeil fut agité.